mardi 12 février 2019

Compte-rendu de la table ronde du 29 janvier 2019 autour de CÈDRE

  
Le Comité national libanais du Forum Francophone des Affaires (FFA) a organisé une table ronde sur le thème : « le processus CÈDRE, opportunités et défis ».
Trois intervenants ont pris la parole : Alain Bifani, directeur général du ministère des Finances, Nassib Ghobril, Economiste en Chef et Directeur du Département de Recherche et d’Analyse du Groupe Byblos Bank, et Kamal Hamdan, Directeur exécutif « Consultation & Research Institute » (CRI). La table ronde a été animée par Elie Assaf, Doyen, Université Saint-Esprit de Kaslik.
Le débat, suivi d’un déjeuner, s’est tenu au restaurant le Maillon le 29 janvier (soit deux jours avant la formation du gouvernement le soir du 31) et a regroupé diplomates, économistes et hommes d’affaires libanais.
Dans son mot de bienvenue, Mme Reine Codsi, présidente du FFA-Liban, a mis l’accent sur l’importance du thème choisi pour ce débat dans la conjoncture actuelle du Liban et a présenté les conférenciers.


Mot de bienvenue de Reine Codsi, Présidente du FFA-Liban

Madame l’Ambassadrice, Messieurs les Ambassadeurs et leurs représentants,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis francophones,

Je suis ravie de vous accueillir aussi nombreux à cette table ronde.

Je vais commencer par remercier tout particulièrement nos conférenciers d’avoir répondu favorablement à notre invitation : Messieurs

Alain Bifani, Directeur Général du Ministère des finances
Nassib Ghobril, Economiste en chef et Directeur du Département de Recherche et d’Analyse du Groupe Byblos Bank
Kamal Hamdan, Directeur exécutif « Consultation & Research Institute »
        et Elie Assaf, Doyen de l’Université Saint Esprit de Kaslik

Pourquoi avoir choisi le sujet CÈDRE comme thème de la table ronde ?

Parce que depuis la conférence dite CÈDRE en avril 2018 au cours de laquelle le Liban s’est engagé à entreprendre des réformes structurelles, rien n’a été fait.

Parce que les Libanais sont de plus en plus inquiets quant à leur avenir économique, à juste titre, puisque les raisons en sont nombreuses :
·         Une dette publique qui ne cesse de se creuser
·         Un gouvernement qui n’arrive pas à voir le jour
·         Un déclassement des obligations du Liban par l’agence Moody’s
·         Un chômage croissant
et j’en passe.

En ce qui concerne le Forum Francophone des Affaires-Liban (fondé en 1994), il est vrai que son objectif principal est de mettre en réseau les entreprises des pays francophones entre elles, mais il a aussi pour mission, et non des moindres, de renforcer la communication entre le monde économique et politique.

C’est donc dans ce contexte morose que nous avons pris la décision d’organiser cette table ronde avec nos éminents experts qui, je l’espère, apporteront un nouvel éclairage pour sortir de cette crise et une lueur d’espoir pour les générations à venir.

Avant de passer la parole à nos conférenciers, je voudrais remercier tous ceux qui ont contribué à la réussite de cette rencontre, notamment KSARA et AXA, et tous ceux qui nous ont toujours soutenus dans nos activités.
Merci également à vous tous ici présents.

Je vous souhaite des échanges riches, constructifs et animés.
Bienvenue à tous.


Elie Assaf : État des lieux 
 
« L'économie libanaise connaît actuellement un ralentissement et ceci depuis plusieurs années », affirme Elie Assaf. « Le pays traverse une crise qui se manifeste à tous les échelons de la vie politique, économique et sociale. A dire vrai, l’environnement actuel est inquiétant. Ceci est dû au dysfonctionnement du système qui régit l’Etat ainsi qu’aux ingérences extérieures. C’est pour cela que les rapports et les études qui analysent cette situation ne sont pas très rassurants.

En dépit de tout cela, le Liban dispose d'éléments importants et d'atouts majeurs pour relancer sa croissance si un sursaut politique est mis en œuvre :

·         Nos amis ont toujours confiance en nous.
·      Notre diaspora représente un support majeur pour notre économie et continue à sauvegarder l'équilibre socio-économique, de plus en plus fragile et précaire.
·         L’Etat a toujours honoré ses engagements même dans les moments les plus difficiles et les plus critiques, malgré certaines déclarations venant parfois d'officiels qui remettent en cause cette réalité !
·       Le Liban dispose de capacités lui permettant de devenir un pays d'excellence dans de nombreux secteurs à haute valeur ajoutée. Les potentialités existent.
·   Et enfin le Liban est parmi les pays où il fait bon vivre malgré toutes les contraintes et défaillances.

Après cette introduction, je laisse maintenant la parole à nos trois éminents intervenants. »


Alain Bifani : « les bons choix à faire » 

« Permettez-moi de commencer par cette question répétée en permanence et qui a perdu toute sa valeur : sommes-nous optimistes ou pessimistes ? Il n'est pas question de pessimisme ou d'optimisme, il y a du travail à faire et il faut absolument qu’il soit fait car le temps devient de plus en plus court.

Quel est donc ce processus CÈDRE? La France, et derrière elle la communauté internationale, a voulu donner au Liban en ces circonstances (cela fait plus d’un an) un nouveau souffle, ou en tout cas l'opportunité d'un nouvel élan. Et c’est à nous de prendre en main notre destinée pour que ce processus aboutisse à un certain nombre de solutions.

Cèdre est parfois présentée, par nos hommes à nous, comme une solution exhaustive. Or il n'a jamais été question que Cèdre en tant que telle soit la seule chose que l’Etat libanais ait à faire. Cèdre est une mobilisation pour les infrastructures et pourrait être aussi un processus pour des réformes profondes dont le pays a besoin depuis très longtemps.

Pour voir où intervient Cèdre dans ce panorama, voyons quels sont les maux dont nous souffrons et les réformes les plus nécessaires ».

Bifani épargne à son auditoire les chiffres bien connus de tous et poursuit, « nous savons bien qu’il y a un déficit et une dette publique mais l'essentiel est de voir quelle en est la cause ? Quels sont les problèmes auxquels nous faisons face?

D'abord, et de manière très générale, nous avons trois problèmes majeurs pour lesquels nous avons des solutions.

1.    Le coût excessivement élevé de la stabilité macrofinancière au Liban et qui ne fait qu'augmenter.
2.    La perte de la productivité qui avait fait le Liban des années d'avant-guerre et qui était de l’ordre de 65% en part de richesse nationale, alors qu’elle est aujourd'hui pratiquement nulle dans un pays qui n’a pas de raison de ne pas être productif et qui a tous les besoins de l’être : pour nos jeunes, pour nos élites, pour notre valeur ajoutée, sans oublier que la multitude de ressources humaines que nous avons sur le sol libanais à cause de la situation régionale l’exige aussi.
3.    La mauvaise gouvernance du système qui englobe l'Etat, ses administrations, ses entreprises publiques, ses institutions, la Justice, mais aussi le privé.

Trois piliers essentiels très différents les uns des autres mais liés entre eux : une meilleure gouvernance a automatiquement un bon effet sur la productivité ; une meilleure productivité baisse automatiquement le coût de stabilité macrofinancière. Par conséquent, je pense que ce sont sur ces trois principaux piliers que nous devons travailler. Ne nous voilons plus la face. Nous avons un problème de mauvaise gouvernance et de corruption endémique qui ne peut plus durer ».

Alain Bifani s’attarde sur les catalyseurs de problèmes qui découlent de ces trois points : « le ralentissement de l’entrée de flux de capitaux pour de multiples raisons et le double déficit : celui du compte courant qu’on a tendance à oublier et qui est énorme et le déficit fiscal du trésor qui est en train d’atteindre des sommets comme jamais auparavant pour des raisons que nous connaissons et sur lesquelles nous pouvons agir.

Il est faux de dire que le Liban est condamné à ces deux déficits. Le premier rejoint le point de la productivité et le second est une question de bonne gouvernance. On a tendance à mettre directement en cause les intérêts, taux d’intérêts, coût de la dette, etc. Pourquoi ne pas voir aussi les autres facteurs qui pourraient faire une énorme différence et qui auraient à leur tour un effet important sur le coût du financement et le coût de la dette ? Le premier étant la structure de l’Etat en tant que telle avec une nécessité absolue cette fois de commencer à réfléchir sur la vraie taille de chaque administration, revisiter certains poids énormes que nous avons : Forces armées, Education nationale, etc., tout rationaliser, et, bien entendu les transferts dus à la non-efficacité de l’Etat dont le transfert vers l’Electricité du Liban qui est monumental ». Mais souligne-t-il « il est faux de dire que l’EDL est la principale catastrophe comme le clament souvent les responsables. L’EDL est une entreprise qui n’a rien en main. Elle ne décide pas de ses rentrées, ne fixe pas ses tarifs, n'a pas moyen d'investir, ne décide pas de ses taux opérationnels et n'achète pas le fuel. En clair, le problème de l'EDL est un problème de politique gouvernementale et rien d’autre ; c’est un problème de politique de subventions.

Résumé de la situation : un déficit public sur lequel nous pouvons agir et des flux entrants qui sont en train de devenir moins importants qu’ils ne l’étaient.

Où intervient le processus Cèdre s’interroge Bifani ? Cèdre est une offre d'infrastructures dont le Liban a besoin. Mais qu'on ne se leurre pas, ce n'est pas uniquement parce que nous avons le processus Cèdre que nous aurons le moyen d'avoir ces infrastructures. Beaucoup de cet argent aurait été disponible de toute façon à condition que le gouvernement libanais ait les moyens et la bonne politique pour le récupérer comme il le faut. Nous avons eu un soutien important pour mettre tout cela en place, à nous maintenant de le faire de la bonne manière.

La création d'emplois est une opportunité à saisir mais c’est aussi un processus à pérenniser car le fait de créer des emplois par des travaux d'infrastructure n'est pas un phénomène qui dure dans le temps. Le Liban est appelé à avoir des réponses économiques à plus long terme pour pérenniser tout cela.

Cèdre influe aussi sur le déficit, sur le coût de financement, puisque c'est une manière de mettre à disposition des financements qui sont en général plus intéressants que ceux que nous avons depuis un certain nombre d'années. A condition, bien sûr, que le coût des travaux soit raisonnable ; car si nous voulons profiter d'un coût de financement intéressant pour augmenter le coût des travaux de manière totalement déraisonnable concentrant encore plus les richesses entre les mains de quelques-uns dans le pays, ceci aura des effets pervers que nous avons tout intérêt à éviter.

Donc Cèdre peut devenir un processus. Il ne faut pas oublier que Cèdre, à l’initiative des deux parties, a mis un certain nombre de conditions sur la table. A mon avis, ces conditions sont loin d’être suffisantes mais ce n’est évidemment pas au monde extérieur de nous dire ce que nous avons à faire en priorité. C’est à nous de faire les bons choix pour réduire les déficits. Nous devons avoir, nous, la feuille de route nécessaire pour changer la situation.

Quelle est cette feuille de route ?

Réduction du déficit public et du compte courant, investissement et protection de l’investissement qui produit de l’emploi, ce qui suppose de revoir complètement les politiques publiques et les politiques d’investissement dans le secteur public, les infrastructures, avoir un gouvernement capable de faire les bons choix sur la taille de l’Etat, le coût des opérations de l’Etat, et évidemment sur la corruption ou mauvaise gouvernance dans le fonctionnement de l’Etat. On revient donc à cette mauvaise gouvernance présente partout, que ce soit dans les institutions publiques ou le fonctionnement dans le privé. Et pourtant les solutions étaient déjà dans les accords de Taëf en 1989. Selon la Constitution, nous aurions dû appliquer au moins deux lois capitales, à savoir l’indépendance de la Justice et le fonctionnement du Conseil des ministres, c.-à-d. la responsabilisation des ministres devant la Loi.

Et enfin, créer un environnement favorable au retour du Liban et à ses secteurs productifs sur la scène régionale. Ceci demande des mesures que le nouveau gouvernement est appelé à mettre en place très vite. Car, je le rappelle, ce qui a fait la force du pays dans les années 1960-70 c’est le secteur productif qui avait une part de 65% de la richesse nationale et une classe moyenne qu'on a complètement éradiquée et qui donnait au pays les moyens d'avoir une démocratie, des gens qui posent des questions, qui challengent le système et qui permettait aussi d'avoir une classe d'entrepreneurs qui nous mettait très en avant par rapport à la région ».


Nassib Ghobril : Cèdre, la seule opportunité concrète 

« Nous avons commencé l’année 2018 avec la promesse de la conférence de CÈDRE, concrétisée en avril, et qui est jusqu'à présent la seule opportunité concrète pour le Liban en comparaison avec les autres opportunités qui sont miroitées pour les Libanais et la diaspora » affirme Ghobril. Il ajoute : en fait, le secteur qui est en train de croître le plus rapidement au Liban c'est l'organisation de conférences sur la reconstruction de la Syrie, et sur le gaz et le pétrole au Liban, et qui sont à mon avis des opportunités potentielles très lointaines, alors que les décisions de Cèdre et les onze milliards 800 millions de dollars que la communauté internationale et les organisations multilatérales ont décidé de donner au Liban en tant que prêts bonifiés sont réels et le demeureront, à moyen terme au moins. Et, malgré le retard mis pour appliquer Cèdre, il n’y a pas lieu de s’inquiéter car la Banque mondiale, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement et la Banque européenne d'investissement sont des banques qui ont de la liquidité et qui veulent prêter. Elles sont donc plus pressées que les Libanais pour que le processus de Cèdre démarre ».

Pour montrer l’intérêt de Cèdre et la nécessité d’améliorer l’infrastructure, le conférencier avance quelques chiffres.
« L’un des obstacles à la croissance au Liban est le recul de la compétitivité de l’économie libanaise, dit-il. Selon le Forum économique mondial, le Liban est à la 105ème place sur 137 pays en tant que compétitivité économique. Une enquête de dirigeants de sociétés libanaises a révélé que, pour eux, le premier obstacle aux affaires au Liban c’est l’incertitude politique et non pas la stabilité politique, le second obstacle est la corruption, le troisième l’état de l’infrastructure, le quatrième obstacle étant le coût, le temps et la difficulté des formalités administratives du secteur public. Viennent ensuite les politiques économiques et financières très vagues, suivies d’un taux d’inflation et des impôts élevés.

L’infrastructure est donc l’un des obstacles majeurs pour l’économie libanaise. La qualité de l’infrastructure au Liban fait que nous sommes à la 130ème place sur 137 pays. Donc 95% des pays à travers le monde ont une qualité d’infrastructure meilleure qu’au Liban. Nous sommes au même niveau que le Bénin, le Burundi et le Cameroun.

L’électricité est aussi un fardeau pour l'économie libanaise, les sociétés subissent 51 coupures d’électricité en moyenne par mois, c’est le troisième ratio le plus élevé au monde après le Bengladesh et le Pakistan. En ce qui concerne la qualité de ce débit, nous sommes à la 134ème place sur 137 pays ; nous devançons seulement le Nigeria, l’Haïti et le Yémen !

La qualité du réseau routier n'est pas meilleure. Nous sommes à la 121ème place, donc 88% des pays à travers le monde ont une qualité de réseau routier meilleure que la nôtre. Nous sommes au même niveau que la Roumanie, le Venezuela et la République kirghize.

Il est donc primordial d'améliorer l'infrastructure au Liban et Cèdre est une opportunité concrète pour le faire à des taux très favorables ».

« Je suis tout à fait d'accord avec Alain sur la mauvaise gouvernance qui a coûté au Liban des opportunités et continue à le faire » poursuit Ghobril. Depuis mars 2013, depuis la démission du gouvernement du Premier ministre Mikati jusqu'à présent, c.-à-d. durant six ans, nous avons eu un gouvernement qui a fonctionné de façon normale pendant 18-19 mois seulement. Comment voulez-vous donc qu’on puisse mettre en place des réformes ? En fait, la croissance potentielle du Liban n’a pas dépassé 3,5% en 2018 ; elle n’a même pas atteint ce niveau-là. On a commencé par des prévisions de 2%, en juin on a réduit cette croissance à 1,3% et selon nos prévisions l’année a terminé à 0,4%. Nous estimons que la différence entre la croissance potentielle et la croissance actuelle a coûté à l’économie libanaise 8 milliards de dollars en pertes économiques en 2018 ; c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir un PIB de 56 milliards de dollars fin 2018, on aurait pu avoir un PIB de 64 milliards de dollars. Ce qui aurait pu réduire le ratio de la dette jusqu'à 134-135% du PIB.

Donc les opportunités sont énormes et si nous calculons les opportunités perdues pour le Liban depuis 2011 au moment où la croissance moyenne était de 1,5% par an, nous arrivons à des pertes économiques totales de 30 milliards de dollars entre 2011 et 2018.

Le climat des affaires n’est pas meilleur. Selon l’enquête annuelle de la Banque mondiale, nous sommes à la 182ème place sur 190 pays, donc 75% des pays à travers le monde ont un climat des affaires plus propice que celui du Liban. Nous sommes supposés être la première économie arabe qui est basée sur l'économie du marché. Nous sommes devenus une économie qui dépend du secteur public en expansion continue alors que le privé est en recul. C'est un autre obstacle majeur à la croissance au Liban et aux opportunités. On ne peut pas recruter 31000 personnes environ dans le public au cours des quatre dernières années et ne pas en subir les conséquences. En comparaison, il y a moins que 30000 employés dans le secteur financier total au Liban (secteur bancaire, assurances et autre sociétés financières).

En ce qui concerne le secteur bancaire, il a la tâche de financer le déficit budgétaire et celui de la balance commerciale. Donc tout repose sur lui car il n’y a pas d’autres secteurs financiers du même niveau capables de jouer ce rôle. De ce fait, le secteur bancaire a subi les conséquences et des développements mondiaux en 2018 et de l’augmentation des taux d’intérêt aux Etats-Unis au mois d’avril. C’était la 8ème fois que la Banque Centrale américaine augmentait les taux d’intérêts depuis la fin de la crise financière mondiale. En conséquence, le taux de change du dollar américain a augmenté face aux autres monnaies internationales.

Ceci a déclenché un flux de capitaux des marchés émergeants vers les Etats-Unis, y compris du Moyen-Orient et du Liban. Il y avait déjà une concurrence très féroce entre les pays arabes pour attirer des capitaux, surtout depuis la chute des prix du pétrole. Les pays du Golfe ont commencé en 2014 à s’endetter sur les marchés internationaux. Ils ont émis 123 milliards de dollars d’eurobonds en 2017 et 106 milliards en 2018. L’Egypte avec ses réformes essaie d’attirer très agressivement les capitaux étrangers. Il en est de même pour la Jordanie, le Maroc… Le Liban fait partie de cette concurrence et doit continuer à attirer des dépôts car c’est le seul moyen de financer ses déficits. Ce qui a nécessité l’augmentation des taux d’intérêts à partir d’avril.

Fin novembre 2018, la moyenne des taux d’intérêts sur les dépôts bancaires en livres libanaises a atteint 8%, celle sur les dépôts en devises 5%. Ce qui a aussi déclenché une augmentation des taux d’intérêts sur les prêts bancaires en livres libanaises et en dollars américains. C’est vrai que c’est une augmentation en avant depuis novembre 2017 mais elle n’a pas été telle qu’on le disait de façon exagérée.

Il n’y a aucun intérêt pour le Liban de dévaluer la livre libanaise. La Banque centrale et le secteur bancaire sont en mesure de maintenir sa stabilité au moins en 2019 et même au-delà, à un coût plus élevé il est vrai. La stabilité de la livre doit être une opportunité pour mettre en œuvre les réformes, augmenter les exportations et la compétitivité des industries productives. Tout le secteur privé doit être considéré comme un secteur productif, et spécialement ceux qui exportent, non seulement des produits, mais aussi des services.

Ghobril conclut :
C’est vrai qu’il faut être réaliste en ce qui concerne les recommandations de McKinsey, mais nous avons une feuille de route, celle de Cèdre, avec ses opportunités concrètes à saisir. Les coûts de la stabilité augmentent mais nous ne sommes pas au bout du gouffre et nous ne nous dirigeons ni vers un scénario grec ni un scénario turc. Notre contexte est totalement différent. Nous devons nous diriger vers un scénario libanais qui commence par une volonté politique locale de mettre en place les réformes structurelles pour améliorer le climat d'investissement, le climat des affaires et la compétitivité de l'économie libanaise.


Kamal Hamdane : Les modifications structurelles 

Sociologue et économiste, Kamal Hamdan centre son intervention sur Cèdre et termine sur quelques considérations macroéconomiques et politiques. Ci-dessous les principaux points de son intervention :

-    Une logique à l’envers semble avoir commandé la relation entre l’étude McKinsey (Plan de développement économique) et le dossier Cèdre 1 (projets infrastructures)? A la question qui vient avant, toute théorie économique aurait carrément répondu: les priorités de McKinsey devraient précéder et en fait déterminer l’essentiel des priorités de Cèdre.

-        La liste des projets de Cèdre est probablement tirée des tiroirs des archives de l’administration publique, et surtout du CDR. Il est certain qu’une partie non négligeable de ces études provient d’un passé relativement lointain, alors qu’avec le temps des changements structurels se sont opérés aussi bien au niveau de l’économie nationale qu’au niveau des économies des pays de l’hinterland arabe, ce qui influe nécessairement sur la question des priorités.

-          Plus précisément, les modifications en question ont profondément modifié la nature et l’étendue des besoins en matière d’équipements structurants et de biens collectifs. Ce qui était à l’origine présenté dans ces études comme répondant à un besoin réel risque de ne plus l’être dans la nouvelle donne. Dans ce cas-ci, bon nombre de projets retenus pourraient être tributaires de gaspillage en matière de choix des priorités, surtout dans une conjoncture qui est manifestement caractérisée par une pénurie financière générale.

-          Il faudrait noter par ailleurs le manque d’une évaluation visible et explicite de la relation (censée être quasi-quantitative) entre le panier des projets sélectionnés d’une part et les taux de croissance ciblés de l’autre. Egalement entre le panier en question et les dimensions sectorielles qu’il vise. Sachant que l’accroissement du PIB per capita au Liban n’a été que de 40% sur 40 ans, contre une moyenne annuelle mondiale de 120%, et que les secteurs productifs ne représentent au total que 16% du PIB en 2016 (industrie 10%, agriculture 3%, hôtels et restaurants 3% selon McKinsey), contre 36% pour la Corée, 33% pour l’Egypte et 32% pour le Maroc.

-    Un grand point d’interrogation se pose sur “la capacité d’absorption” des entités publiques concernées notamment le CDR: quatre fois plus d’investissements publics à gérer annuellement (2 milliards de dollars) comparés aux pratiques observées durant un quart de siècle (environ 500 millions USD).

-            Incertitudes et manque de clarté concernant l’impact de Cèdre sur la dimension Emploi. Au lieu de se contenter d’évaluer le nombre de journées de travail par projet, il aurait été plus pertinent d’insérer la composante Emploi dans le cadre d’une analyse plus pointue de la structure de l’offre et de la demande d’emplois, en y intégrant formellement – à partir d’hypothèses et de scénarios plus ou moins défendables – la variable emploi des non-Libanais, et surtout des “Réfugiés syriens”.

-            A part l’engagement en termes très généraux du Gouvernement libanais à réduire le déficit public de 1% du PIB annuellement sur une durée de cinq ans (face à un taux élevé de la dette/PIB occupant la 3ème place mondiale en 2017), nous ne disposons pas de données détaillées et précises illustrant comment et ou le GOV va procéder concrètement à la mise en route de cet engagement. Que dire à plus forte raison du dérapage fiscal en 2018? Que dire également du “twin deficit” qui ne cesse de se creuser au niveau des finances publiques et des comptes extérieurs?

-           Les quelques propositions fiscales véhiculées en marge de la conférence de Cèdre laissent prévoir des risques politiques et sociaux potentiellement énormes (accroissement de la TVA, des prix des carburants, des tarifs EDL, révision du système de pensions des fonctionnaires du secteur public et des autres bénéfices sociaux, ….), et cela dans un pays classé au 3ème rang mondial en matière de concentration des richesses et des revenus (et donc des inégalités, du coefficient de Gini….).

-            Aussi faut-il reconnaitre l’acuité du problème central de l’endettement qui pèse sur l’ensemble de la société libanaise: dette publique à raison de 220% du PIB (en y incluant celle de la BDL), en plus de l’endettement des ménages et des entreprises estimé à environ 100% du PIB. A quoi il faudrait aussi ajouter deux autres facteurs qui ont plus ou moins le même effet que l’endettement: d’une part la ponction fiscale annuelle (20% du PIB), et de l’autre les dépenses annuelles supportées par les ménages (out of pocket expenditures) du fait de la défaillance de certains services publics. Il va sans dire que cela représente un fardeau sans précédent sur l’économie et les ménages.

-            De plus, tout le volet social est escamoté dans les documents Cèdre, ce volet n’étant abordé dans les documents que comme le produit pur et simple des effets spontanés et automatiques de la simple croissance.

-          De nombreux soucis et défis: beaucoup d’entreprises politiquement connectées à la classe politique (2 poids, 2 mesures)? Comment gérer la privatisation et le PPP dans une conjoncture fortement imbibée par la corruption, le clientélisme, et l’enjeu des structures oligopolistiques.


De Lajugie: la place de CÈDRE  

Invité à intervenir à l’issue de la table ronde, M. Jacques De Lajugie, Chef du Service économique de l’Ambassade de France et représentant l’ambassadeur à cette rencontre, a donné son point de vue d’autant plus qu’il suit de très près le processus de CÈDRE.

Tout d'abord, affirme-t-il, « il faudrait replacer Cèdre dans le cadre d'un processus plus large. Cèdre est une des composantes d'un effort qui a été engagé à l'initiative de la France essentiellement, mais pas seulement, pour soutenir le Liban. Avant Cèdre, il y a eu Rome II, on en parle très peu, dont le but était de renforcer la capacité des forces de sécurité, notamment les forces armées libanaises, à faire face aux problèmes qu’elles rencontrent. La deuxième étape à été Cèdre, avec pour objectifs le soutien de la communauté internationale à l'économie libanaise et la mobilisation des moyens permettant de réhabiliter l’infrastructure ; non pas que ce soit la seule chose à faire, mais comme l'a dit Nassib Ghobril, le niveau des infrastructures est un élément de la compétitivité globale de la paix, que ce soit au Moyen-Orient ou ailleurs. La troisième étape a été la conférence de Bruxelles destinée à donner au Liban les moyens de faire face à la fois aux besoins des réfugiés syriens et aux besoins des communautés hôtes. La cible de Bruxelles n’était pas seulement les réfugiés syriens mais aussi d’aider les populations du pays qui les accueille.

Donc Cèdre est une des pièces d’un dispositif plus large. J’aimerais souligner aussi que Cèdre n'était pas une chose facile à faire. Nous sommes partis de très loin et la mobilisation de la communauté internationale, et des organisations internationales, pour soutenir le Liban a été faite à la force du poignet. A la fin du mois de janvier 2018 quand nous avons commencé à démarcher les uns et les autres, nous n’étions pas du tout sûrs du résultat. Quinze jours avant la conférence, notre objectif était d'arriver à mobiliser 7 à 8 milliards de dollars ; nous avons été presque surpris d’en mobiliser tant.

En ce qui concerne l'avenir, Cèdre c'est un peu comme la danse, il faut être deux. Pour mettre en œuvre Cèdre, il faut que deux conditions soient réunies : avoir un interlocuteur institutionnel, c.-à-d. un gouvernement, et surtout avoir en face de nous un gouvernement qui soit prêt et déterminé à prendre les mesures lourdes qu'impose la situation que nous connaissons et qui a été excellemment bien décrite par les trois intervenants. Et cela, plus le temps passe, plus c’est un défi ».


Nelly Helou
Journaliste