Le Comité national libanais du Forum Francophone des Affaires (FFA) a
organisé une table ronde sur le thème : « le processus CÈDRE,
opportunités et défis ».
Trois intervenants ont pris la parole : Alain Bifani, directeur
général du ministère des Finances, Nassib Ghobril, Economiste en Chef et
Directeur du Département de Recherche et d’Analyse du Groupe Byblos Bank, et Kamal
Hamdan, Directeur exécutif « Consultation & Research Institute »
(CRI). La table ronde a été animée par Elie Assaf, Doyen, Université
Saint-Esprit de Kaslik.
Le débat, suivi d’un déjeuner, s’est tenu au restaurant le Maillon le 29 janvier
(soit deux jours avant la formation du gouvernement le soir du 31) et a regroupé
diplomates, économistes et hommes d’affaires libanais.
Dans son mot de bienvenue, Mme Reine Codsi, présidente du FFA-Liban, a mis
l’accent sur l’importance du thème choisi pour ce débat dans la conjoncture
actuelle du Liban et a présenté les conférenciers.
Mot de bienvenue de Reine Codsi, Présidente du FFA-Liban
Mesdames et Messieurs,
Chers amis francophones,
Je suis ravie de vous accueillir aussi nombreux à cette table ronde.
Je vais commencer par remercier tout particulièrement nos conférenciers
d’avoir répondu favorablement à notre invitation : Messieurs
Alain Bifani, Directeur Général du Ministère des finances
Nassib Ghobril, Economiste en chef et
Directeur du Département de Recherche et d’Analyse du Groupe Byblos Bank
Kamal Hamdan, Directeur exécutif
« Consultation & Research Institute »
et Elie Assaf, Doyen de
l’Université Saint Esprit de Kaslik
Pourquoi avoir choisi le sujet CÈDRE comme thème de la table ronde ?
Parce que depuis la conférence dite CÈDRE en avril 2018 au cours de
laquelle le Liban s’est engagé à entreprendre des réformes structurelles, rien
n’a été fait.
Parce que les Libanais sont de plus en plus inquiets quant à leur avenir
économique, à juste titre, puisque les raisons en sont nombreuses :
·
Une dette publique qui ne cesse de se
creuser
·
Un gouvernement qui n’arrive pas à
voir le jour
·
Un déclassement des obligations du
Liban par l’agence Moody’s
·
Un chômage croissant
et j’en passe.
En ce qui concerne le Forum Francophone des Affaires-Liban (fondé en
1994), il est vrai que son objectif principal est de mettre en réseau les
entreprises des pays francophones entre elles, mais il a aussi pour mission, et
non des moindres, de renforcer la communication entre le monde économique et
politique.
C’est donc dans ce contexte morose que nous avons pris la décision
d’organiser cette table ronde avec nos éminents experts qui, je l’espère,
apporteront un nouvel éclairage pour sortir de cette crise et une lueur
d’espoir pour les générations à venir.
Avant de passer la parole à nos conférenciers, je voudrais remercier tous
ceux qui ont contribué à la réussite de cette rencontre, notamment KSARA et
AXA, et tous ceux qui nous ont toujours soutenus dans nos activités.
Je vous souhaite des échanges riches, constructifs et animés.
Bienvenue à tous.
« L'économie libanaise connaît actuellement un ralentissement et ceci
depuis plusieurs années », affirme Elie Assaf. « Le pays traverse une
crise qui se manifeste à tous les échelons de la vie politique, économique et
sociale. A dire vrai, l’environnement actuel est inquiétant. Ceci est dû au
dysfonctionnement du système qui régit l’Etat ainsi qu’aux ingérences
extérieures. C’est pour cela que les rapports et les études qui analysent cette
situation ne sont pas très rassurants.
En dépit de tout cela, le Liban dispose d'éléments importants et d'atouts
majeurs pour relancer sa croissance si un sursaut politique est mis en œuvre :
·
Nos amis ont toujours confiance en nous.
· Notre diaspora représente un support majeur pour notre économie et continue
à sauvegarder l'équilibre socio-économique, de plus en plus fragile et
précaire.
·
L’Etat a toujours honoré ses engagements même dans les moments les plus
difficiles et les plus critiques, malgré certaines déclarations venant parfois
d'officiels qui remettent en cause cette réalité !
· Le Liban dispose de capacités lui permettant de devenir un pays
d'excellence dans de nombreux secteurs à haute valeur ajoutée. Les
potentialités existent.
· Et enfin le Liban est parmi les pays où il fait bon vivre malgré toutes les
contraintes et défaillances.
Après cette introduction, je laisse maintenant la parole à nos trois
éminents intervenants. »
Alain
Bifani : « les bons choix à faire »
« Permettez-moi de commencer par cette question répétée en permanence et qui a perdu toute sa valeur : sommes-nous optimistes ou pessimistes ? Il n'est pas question de pessimisme ou d'optimisme, il y a du travail à faire et il faut absolument qu’il soit fait car le temps devient de plus en plus court.
Quel est donc ce processus CÈDRE? La France, et derrière elle la communauté
internationale, a voulu donner au Liban en ces circonstances (cela fait plus
d’un an) un nouveau souffle, ou en tout cas l'opportunité d'un nouvel élan. Et c’est
à nous de prendre en main notre destinée pour que ce processus aboutisse à un
certain nombre de solutions.
Cèdre est parfois présentée, par nos hommes à nous, comme une solution
exhaustive. Or il n'a jamais été question que Cèdre en tant que telle soit la
seule chose que l’Etat libanais ait à faire. Cèdre est une mobilisation pour les
infrastructures et pourrait être aussi un processus pour des réformes profondes
dont le pays a besoin depuis très longtemps.
Pour voir où intervient Cèdre dans ce panorama, voyons quels sont les maux
dont nous souffrons et les réformes les plus nécessaires ».
Bifani épargne à son auditoire les chiffres bien connus de tous et
poursuit, « nous savons bien qu’il y a un déficit et une dette publique
mais l'essentiel est de voir quelle en est la cause ? Quels sont les
problèmes auxquels nous faisons face?
D'abord, et de manière très générale, nous avons trois problèmes majeurs pour
lesquels nous avons des solutions.
1.
Le coût excessivement élevé de la stabilité macrofinancière au Liban et qui
ne fait qu'augmenter.
2.
La perte de la productivité qui avait fait le Liban des années d'avant-guerre
et qui était de l’ordre de 65% en part de richesse nationale, alors qu’elle est
aujourd'hui pratiquement nulle dans un pays qui n’a pas de raison de ne pas
être productif et qui a tous les besoins de l’être : pour nos jeunes, pour
nos élites, pour notre valeur ajoutée, sans oublier que la multitude de
ressources humaines que nous avons sur le sol libanais à cause de la situation
régionale l’exige aussi.
3.
La mauvaise gouvernance du système qui englobe l'Etat, ses administrations,
ses entreprises publiques, ses institutions, la Justice, mais aussi le privé.
Trois piliers essentiels très différents les uns des autres mais liés entre
eux : une meilleure gouvernance a automatiquement un bon effet sur la
productivité ; une meilleure productivité baisse automatiquement le coût
de stabilité macrofinancière. Par conséquent, je pense que ce sont sur ces
trois principaux piliers que nous devons travailler. Ne nous voilons plus la
face. Nous avons un problème de mauvaise gouvernance et de corruption endémique
qui ne peut plus durer ».
Alain Bifani s’attarde sur les catalyseurs de problèmes qui découlent de
ces trois points : « le ralentissement de l’entrée de flux de
capitaux pour de multiples raisons et le double déficit : celui du compte
courant qu’on a tendance à oublier et qui est énorme et le déficit fiscal du trésor
qui est en train d’atteindre des sommets comme jamais auparavant pour des
raisons que nous connaissons et sur lesquelles nous pouvons agir.
Il est faux de dire que le Liban est condamné à ces deux déficits. Le
premier rejoint le point de la productivité et le second est une question de
bonne gouvernance. On a tendance à mettre directement en cause les intérêts,
taux d’intérêts, coût de la dette, etc. Pourquoi ne pas voir aussi les autres
facteurs qui pourraient faire une énorme différence et qui auraient à leur tour
un effet important sur le coût du financement et le coût de la dette ? Le
premier étant la structure de l’Etat en tant que telle avec une nécessité
absolue cette fois de commencer à réfléchir sur la vraie taille de chaque
administration, revisiter certains poids énormes que nous avons : Forces
armées, Education nationale, etc., tout rationaliser, et, bien entendu les
transferts dus à la non-efficacité de l’Etat dont le transfert vers
l’Electricité du Liban qui est monumental ». Mais souligne-t-il « il
est faux de dire que l’EDL est la principale catastrophe comme le clament
souvent les responsables. L’EDL est une entreprise qui n’a rien en main. Elle
ne décide pas de ses rentrées, ne fixe pas ses tarifs, n'a pas moyen d'investir,
ne décide pas de ses taux opérationnels et n'achète pas le fuel. En clair, le
problème de l'EDL est un problème de politique gouvernementale et rien d’autre ;
c’est un problème de politique de subventions.
Résumé de la situation : un déficit public sur lequel nous pouvons
agir et des flux entrants qui sont en train de devenir moins importants qu’ils
ne l’étaient.
Où intervient le processus Cèdre s’interroge Bifani ? Cèdre est une
offre d'infrastructures dont le Liban a besoin. Mais qu'on ne se leurre pas, ce
n'est pas uniquement parce que nous avons le processus Cèdre que nous aurons le
moyen d'avoir ces infrastructures. Beaucoup de cet argent aurait été disponible
de toute façon à condition que le gouvernement libanais ait les moyens et la
bonne politique pour le récupérer comme il le faut. Nous avons eu un soutien
important pour mettre tout cela en place, à nous maintenant de le faire de la
bonne manière.
La création d'emplois est une opportunité à saisir mais c’est aussi un
processus à pérenniser car le fait de créer des emplois par des travaux
d'infrastructure n'est pas un phénomène qui dure dans le temps. Le Liban est
appelé à avoir des réponses économiques à plus long terme pour pérenniser tout
cela.
Cèdre influe aussi sur le déficit, sur le coût de financement, puisque
c'est une manière de mettre à disposition des financements qui sont en général plus
intéressants que ceux que nous avons depuis un certain nombre d'années. A
condition, bien sûr, que le coût des travaux soit raisonnable ; car si nous
voulons profiter d'un coût de financement intéressant pour augmenter le coût
des travaux de manière totalement déraisonnable concentrant encore plus les
richesses entre les mains de quelques-uns dans le pays, ceci aura des effets
pervers que nous avons tout intérêt à éviter.
Donc Cèdre peut devenir un processus. Il ne faut pas oublier que Cèdre, à
l’initiative des deux parties, a mis un certain nombre de conditions sur la
table. A mon avis, ces conditions sont loin d’être suffisantes mais ce n’est
évidemment pas au monde extérieur de nous dire ce que nous avons à faire en
priorité. C’est à nous de faire les bons choix pour réduire les déficits. Nous
devons avoir, nous, la feuille de route nécessaire pour changer la situation.
Quelle est cette feuille de route ?
Réduction du déficit public et du compte courant, investissement et
protection de l’investissement qui produit de l’emploi, ce qui suppose de
revoir complètement les politiques publiques et les politiques d’investissement
dans le secteur public, les infrastructures, avoir un gouvernement capable de
faire les bons choix sur la taille de l’Etat, le coût des opérations de l’Etat,
et évidemment sur la corruption ou mauvaise gouvernance dans le fonctionnement
de l’Etat. On revient donc à cette mauvaise gouvernance présente partout, que
ce soit dans les institutions publiques ou le fonctionnement dans le privé. Et
pourtant les solutions étaient déjà dans les accords de Taëf en 1989. Selon la
Constitution, nous aurions dû appliquer au moins deux lois capitales, à savoir
l’indépendance de la Justice et le fonctionnement du Conseil des ministres,
c.-à-d. la responsabilisation des ministres devant la Loi.
Et enfin, créer un environnement favorable au retour du Liban et à ses
secteurs productifs sur la scène régionale. Ceci demande des mesures que le
nouveau gouvernement est appelé à mettre en place très vite. Car, je le
rappelle, ce qui a fait la force du pays dans les années 1960-70 c’est le
secteur productif qui avait une part de 65% de la richesse nationale et une
classe moyenne qu'on a complètement éradiquée et qui donnait au pays les moyens
d'avoir une démocratie, des gens qui posent des questions, qui challengent le
système et qui permettait aussi d'avoir une classe d'entrepreneurs qui nous
mettait très en avant par rapport à la région ».
Nassib Ghobril : Cèdre, la seule opportunité concrète
« Nous avons commencé l’année 2018 avec la promesse de la conférence
de CÈDRE, concrétisée en avril, et qui est jusqu'à présent la seule opportunité
concrète pour le Liban en comparaison avec les autres opportunités qui sont
miroitées pour les Libanais et la diaspora » affirme Ghobril. Il ajoute :
en fait, le secteur qui est en train de croître le plus rapidement au Liban
c'est l'organisation de conférences sur la reconstruction de la Syrie, et sur
le gaz et le pétrole au Liban, et qui sont à mon avis des opportunités
potentielles très lointaines, alors que les décisions de Cèdre et les onze
milliards 800 millions de dollars que la communauté internationale et les
organisations multilatérales ont décidé de donner au Liban en tant que prêts
bonifiés sont réels et le demeureront, à moyen terme au moins. Et, malgré le
retard mis pour appliquer Cèdre, il n’y a pas lieu de s’inquiéter car la Banque
mondiale, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement et la
Banque européenne d'investissement sont des banques qui ont de la liquidité et
qui veulent prêter. Elles sont donc plus pressées que les Libanais pour que le
processus de Cèdre démarre ».
Pour montrer l’intérêt de Cèdre et la nécessité d’améliorer
l’infrastructure, le conférencier avance quelques chiffres.
« L’un des obstacles à la croissance au Liban est le recul de la
compétitivité de l’économie libanaise, dit-il. Selon le Forum économique
mondial, le Liban est à la 105ème place sur 137 pays en tant que
compétitivité économique. Une enquête de dirigeants de sociétés libanaises a
révélé que, pour eux, le premier obstacle aux affaires au Liban c’est
l’incertitude politique et non pas la stabilité politique, le second obstacle
est la corruption, le troisième l’état de l’infrastructure, le quatrième
obstacle étant le coût, le temps et la difficulté des formalités
administratives du secteur public. Viennent ensuite les politiques économiques
et financières très vagues, suivies d’un taux d’inflation et des impôts élevés.
L’infrastructure est donc l’un des obstacles majeurs pour l’économie
libanaise. La qualité de l’infrastructure au Liban fait que nous sommes à la
130ème place sur 137 pays. Donc 95% des pays à travers le monde ont
une qualité d’infrastructure meilleure qu’au Liban. Nous sommes au même niveau
que le Bénin, le Burundi et le Cameroun.
L’électricité est aussi un fardeau pour l'économie libanaise, les sociétés
subissent 51 coupures d’électricité en moyenne par mois, c’est le troisième
ratio le plus élevé au monde après le Bengladesh et le Pakistan. En ce qui
concerne la qualité de ce débit, nous sommes à la 134ème place sur
137 pays ; nous devançons seulement le Nigeria, l’Haïti et le Yémen !
La qualité du réseau routier n'est pas meilleure. Nous sommes à la 121ème
place, donc 88% des pays à travers le monde ont une qualité de réseau routier
meilleure que la nôtre. Nous sommes au même niveau que la Roumanie, le
Venezuela et la République kirghize.
Il est donc primordial d'améliorer l'infrastructure au Liban et Cèdre est
une opportunité concrète pour le faire à des taux très favorables ».
« Je suis tout à fait d'accord avec Alain sur la mauvaise gouvernance
qui a coûté au Liban des opportunités et continue à le faire » poursuit
Ghobril. Depuis mars 2013, depuis la démission du gouvernement du Premier
ministre Mikati jusqu'à présent, c.-à-d. durant six ans, nous avons eu un
gouvernement qui a fonctionné de façon normale pendant 18-19 mois seulement.
Comment voulez-vous donc qu’on puisse mettre en place des réformes ? En
fait, la croissance potentielle du Liban n’a pas dépassé 3,5% en 2018 ; elle
n’a même pas atteint ce niveau-là. On a commencé par des prévisions de 2%, en
juin on a réduit cette croissance à 1,3% et selon nos prévisions l’année a
terminé à 0,4%. Nous estimons que la différence entre la croissance potentielle
et la croissance actuelle a coûté à l’économie libanaise 8 milliards de dollars
en pertes économiques en 2018 ; c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir un PIB de
56 milliards de dollars fin 2018, on aurait pu avoir un PIB de 64 milliards de
dollars. Ce qui aurait pu réduire le ratio de la dette jusqu'à 134-135% du PIB.
Donc les opportunités sont énormes et si nous calculons les opportunités
perdues pour le Liban depuis 2011 au moment où la croissance moyenne était de
1,5% par an, nous arrivons à des pertes économiques totales de 30 milliards de
dollars entre 2011 et 2018.
Le climat des affaires n’est pas meilleur. Selon l’enquête annuelle de la
Banque mondiale, nous sommes à la 182ème place sur 190 pays, donc
75% des pays à travers le monde ont un climat des affaires plus propice que
celui du Liban. Nous sommes supposés être la première économie arabe qui est
basée sur l'économie du marché. Nous sommes devenus une économie qui dépend du
secteur public en expansion continue alors que le privé est en recul. C'est un
autre obstacle majeur à la croissance au Liban et aux opportunités. On ne peut
pas recruter 31000 personnes environ dans le public au cours des quatre
dernières années et ne pas en subir les conséquences. En comparaison, il y a
moins que 30000 employés dans le secteur financier total au Liban (secteur
bancaire, assurances et autre sociétés financières).
En ce qui concerne le secteur bancaire, il a la tâche de financer le
déficit budgétaire et celui de la balance commerciale. Donc tout repose sur lui
car il n’y a pas d’autres secteurs financiers du même niveau capables de jouer
ce rôle. De ce fait, le secteur bancaire a subi les conséquences et des
développements mondiaux en 2018 et de l’augmentation des taux d’intérêt aux
Etats-Unis au mois d’avril. C’était la 8ème fois que la Banque
Centrale américaine augmentait les taux d’intérêts depuis la fin de la crise
financière mondiale. En conséquence, le taux de change du dollar américain a
augmenté face aux autres monnaies internationales.
Ceci a déclenché un flux de capitaux des marchés émergeants vers les
Etats-Unis, y compris du Moyen-Orient et du Liban. Il y avait déjà une
concurrence très féroce entre les pays arabes pour attirer des capitaux,
surtout depuis la chute des prix du pétrole. Les pays du Golfe ont commencé en
2014 à s’endetter sur les marchés internationaux. Ils ont émis 123 milliards de
dollars d’eurobonds en 2017 et 106 milliards en 2018. L’Egypte avec ses
réformes essaie d’attirer très agressivement les capitaux étrangers. Il en est
de même pour la Jordanie, le Maroc… Le Liban fait partie de cette concurrence
et doit continuer à attirer des dépôts car c’est le seul moyen de financer ses
déficits. Ce qui a nécessité l’augmentation des taux d’intérêts à partir
d’avril.
Fin novembre 2018, la moyenne des taux d’intérêts sur les dépôts bancaires
en livres libanaises a atteint 8%, celle sur les dépôts en devises 5%. Ce qui a
aussi déclenché une augmentation des taux d’intérêts sur les prêts bancaires en
livres libanaises et en dollars américains. C’est vrai que c’est une
augmentation en avant depuis novembre 2017 mais elle n’a pas été telle qu’on le
disait de façon exagérée.
Il n’y a aucun intérêt pour le Liban de dévaluer la livre libanaise. La
Banque centrale et le secteur bancaire sont en mesure de maintenir sa stabilité
au moins en 2019 et même au-delà, à un coût plus élevé il est vrai. La
stabilité de la livre doit être une opportunité pour mettre en œuvre les
réformes, augmenter les exportations et la compétitivité des industries
productives. Tout le secteur privé doit être considéré comme un secteur
productif, et spécialement ceux qui exportent, non seulement des produits, mais
aussi des services.
Ghobril conclut :
C’est vrai qu’il faut être réaliste en ce qui concerne les recommandations
de McKinsey, mais nous avons une feuille de route, celle de Cèdre, avec ses
opportunités concrètes à saisir. Les coûts de la stabilité augmentent mais nous
ne sommes pas au bout du gouffre et nous ne nous dirigeons ni vers un scénario
grec ni un scénario turc. Notre contexte est totalement différent. Nous devons
nous diriger vers un scénario libanais qui commence par une volonté politique
locale de mettre en place les réformes structurelles pour améliorer le climat
d'investissement, le climat des affaires et la compétitivité de l'économie
libanaise.
Kamal
Hamdane : Les modifications structurelles
Sociologue et économiste, Kamal Hamdan centre son intervention sur Cèdre et
termine sur quelques considérations macroéconomiques et politiques. Ci-dessous
les principaux points de son intervention :
- Une logique à l’envers semble avoir
commandé la relation entre l’étude McKinsey (Plan de développement économique)
et le dossier Cèdre 1 (projets infrastructures)? A la question qui vient avant,
toute théorie économique aurait carrément répondu: les priorités de McKinsey
devraient précéder et en fait déterminer l’essentiel des priorités de Cèdre.
- La liste des projets de Cèdre est
probablement tirée des tiroirs des archives de l’administration publique, et
surtout du CDR. Il est certain qu’une partie non négligeable de ces études
provient d’un passé relativement lointain, alors qu’avec le temps des
changements structurels se sont opérés aussi bien au niveau de l’économie
nationale qu’au niveau des économies des pays de l’hinterland arabe, ce qui
influe nécessairement sur la question des priorités.
- Plus précisément, les modifications en
question ont profondément modifié la nature et l’étendue des besoins en matière
d’équipements structurants et de biens collectifs. Ce qui était à l’origine
présenté dans ces études comme répondant à un besoin réel risque de ne plus
l’être dans la nouvelle donne. Dans ce cas-ci, bon nombre de projets retenus
pourraient être tributaires de gaspillage en matière de choix des priorités,
surtout dans une conjoncture qui est manifestement caractérisée par une pénurie
financière générale.
- Il faudrait noter par ailleurs le
manque d’une évaluation visible et explicite de la relation (censée être
quasi-quantitative) entre le panier des projets sélectionnés d’une part et les
taux de croissance ciblés de l’autre. Egalement entre le panier en question et
les dimensions sectorielles qu’il vise. Sachant que l’accroissement du PIB per
capita au Liban n’a été que de 40% sur 40 ans, contre une moyenne annuelle
mondiale de 120%, et que les secteurs productifs ne représentent au total que
16% du PIB en 2016 (industrie 10%, agriculture 3%, hôtels et restaurants 3%
selon McKinsey), contre 36% pour la Corée, 33% pour l’Egypte et 32% pour le
Maroc.
- Un grand point d’interrogation se pose
sur “la capacité d’absorption” des entités publiques concernées notamment le
CDR: quatre fois plus d’investissements publics à gérer annuellement (2 milliards
de dollars) comparés aux pratiques observées durant un quart de siècle (environ
500 millions USD).
-
Incertitudes et manque de clarté
concernant l’impact de Cèdre sur la dimension Emploi. Au lieu de se contenter
d’évaluer le nombre de journées de travail par projet, il aurait été plus
pertinent d’insérer la composante Emploi dans le cadre d’une analyse plus
pointue de la structure de l’offre et de la demande d’emplois, en y intégrant
formellement – à partir d’hypothèses et de scénarios plus ou moins défendables
– la variable emploi des non-Libanais, et surtout des “Réfugiés syriens”.
-
A part l’engagement en termes très
généraux du Gouvernement libanais à réduire le déficit public de 1% du PIB
annuellement sur une durée de cinq ans (face à un taux élevé de la dette/PIB occupant la 3ème place mondiale en 2017), nous ne disposons pas de données
détaillées et précises illustrant comment et ou le GOV va procéder concrètement
à la mise en route de cet engagement. Que dire à plus forte raison du dérapage
fiscal en 2018? Que dire également du “twin deficit” qui ne cesse de se creuser
au niveau des finances publiques et des comptes extérieurs?
- Les quelques propositions fiscales
véhiculées en marge de la conférence de Cèdre laissent prévoir des risques
politiques et sociaux potentiellement énormes (accroissement de la TVA, des
prix des carburants, des tarifs EDL, révision du système de pensions des
fonctionnaires du secteur public et des autres bénéfices sociaux, ….), et cela
dans un pays classé au 3ème rang mondial en matière de concentration
des richesses et des revenus (et donc des inégalités, du coefficient de Gini….).
-
Aussi faut-il reconnaitre l’acuité du
problème central de l’endettement qui pèse sur l’ensemble de la société
libanaise: dette publique à
raison de 220% du PIB (en y incluant celle de la BDL), en plus de l’endettement des
ménages et des entreprises estimé à environ 100% du PIB. A quoi il faudrait
aussi ajouter deux autres facteurs qui ont plus ou moins le même effet que
l’endettement: d’une part la ponction fiscale annuelle (20% du PIB), et de
l’autre les dépenses annuelles supportées par les ménages (out of pocket
expenditures) du fait de la défaillance de certains services publics. Il va
sans dire que cela représente un fardeau sans précédent sur l’économie et les
ménages.
-
De plus, tout le volet social est
escamoté dans les documents Cèdre, ce volet n’étant abordé dans les documents
que comme le produit pur et simple des effets spontanés et automatiques de la
simple croissance.
- De nombreux soucis et défis: beaucoup
d’entreprises politiquement connectées à la classe politique (2 poids, 2
mesures)? Comment gérer la privatisation et le PPP dans une conjoncture
fortement imbibée par la corruption, le clientélisme, et l’enjeu des structures
oligopolistiques.
De Lajugie: la place de CÈDRE
Invité à intervenir à l’issue de la table ronde, M. Jacques De Lajugie,
Chef du Service économique de l’Ambassade de France et représentant
l’ambassadeur à cette rencontre, a donné son point de vue d’autant plus qu’il
suit de très près le processus de CÈDRE.
Tout d'abord, affirme-t-il, « il faudrait replacer Cèdre dans le cadre
d'un processus plus large. Cèdre est une des composantes d'un effort qui a été
engagé à l'initiative de la France essentiellement, mais pas seulement, pour
soutenir le Liban. Avant Cèdre, il y a eu Rome II, on en parle très peu, dont
le but était de renforcer la capacité des forces de sécurité, notamment les
forces armées libanaises, à faire face aux problèmes qu’elles rencontrent. La
deuxième étape à été Cèdre, avec pour objectifs le soutien de la communauté
internationale à l'économie libanaise et la mobilisation des moyens permettant
de réhabiliter l’infrastructure ; non pas que ce soit la seule chose à
faire, mais comme l'a dit Nassib Ghobril, le niveau des infrastructures est un
élément de la compétitivité globale de la paix, que ce soit au Moyen-Orient ou
ailleurs. La troisième étape a été la conférence de Bruxelles destinée à donner
au Liban les moyens de faire face à la fois aux besoins des réfugiés syriens et
aux besoins des communautés hôtes. La cible de Bruxelles n’était pas seulement
les réfugiés syriens mais aussi d’aider les populations du pays qui les
accueille.
Donc Cèdre est une des pièces d’un dispositif plus large. J’aimerais
souligner aussi que Cèdre n'était pas une chose facile à faire. Nous sommes
partis de très loin et la mobilisation de la communauté internationale, et des
organisations internationales, pour soutenir le Liban a été faite à la force du
poignet. A la fin du mois de janvier 2018 quand nous avons commencé à démarcher
les uns et les autres, nous n’étions pas du tout sûrs du résultat. Quinze jours
avant la conférence, notre objectif était d'arriver à mobiliser 7 à 8 milliards
de dollars ; nous avons été presque surpris d’en mobiliser tant.
En ce qui concerne l'avenir, Cèdre c'est un peu comme la danse, il faut
être deux. Pour mettre en œuvre Cèdre, il faut que deux conditions soient
réunies : avoir un interlocuteur institutionnel, c.-à-d. un gouvernement,
et surtout avoir en face de nous un gouvernement qui soit prêt et déterminé à
prendre les mesures lourdes qu'impose la situation que nous connaissons et qui
a été excellemment bien décrite par les trois intervenants. Et cela, plus le
temps passe, plus c’est un défi ».
Nelly Helou
Journaliste