Espace économique
francophone : Opportunités et Défis
Dans le cadre des activités du mois de la
Francophonie, le Comité national libanais du Forum Francophone des Affaires
(FFA) a organisé le vendredi 24 mars au restaurant « Le
Maillon », une table ronde sur le thème « Opportunités et défis
des entreprises au sein de l’espace économique francophone ». Le débat,
suivi d’un déjeuner, s’est tenu en présence de personnalités du monde diplomatique
et économique. Trois intervenants ont pris la parole : Gilbert Doh-Djanhoundy,
ambassadeur de Côte-d’Ivoire au Liban, François Barras, ambassadeur de Suisse
au Liban, et Jacques de Lajugie, Ministre conseiller et Chef du Service
économique pour le Moyen-Orient près l’ambassade de France au Liban. La table
ronde fut animée par Samir Nasr, économiste.
Reine Codsi : « réalité de la
francophonie économique »
Dans son mot d’accueil, Reine Codsi,
présidente du FFA-Liban, cite Jacques Attali pour qui « la Francophonie
est un moteur de croissance durable ».
« De fait, dit-elle, les francophones
et les francophiles représentent 16% du PIB mondial avec un taux de croissance
de 7% et près de 14% des réserves mondiales des ressources minérales et
énergétiques. Dans un monde multipolaire, les centres de création de valeurs
francophones s’étendent d’Abidjan à Montréal en passant par Bruxelles, Paris,
Beyrouth et Hanoï… et les chiffres avancés ainsi que l’espace géoéconomique
francophone montrent la réalité de la francophonie économique. Il ne fait aucun
doute que la langue française est un moyen d’unification et de transaction.
Elle incarne aujourd’hui non seulement une réalité culturelle, politique et
diplomatique mais aussi une réalité économique. Notre monde d’aujourd’hui a
besoin d’entrepreneurs conscients de la nécessité de combiner vision économique
et impact sociétal et c’est cette francophonie qui peut les assurer car elle a
la possibilité de promouvoir l’innovation, de relancer la croissance et de
créer des emplois ».
Mme Codsi conclut : « Le FFA est
heureux d’accueillir aujourd’hui dans le cadre du mois de la Francophonie trois
éminents interlocuteurs qui vont nous avancer leur expérience ainsi que leur
vision de la francophonie économique ».
Samir Nasr : « l’espace
francophone, mythe ou réalité ? »
M. Nasr présente les trois intervenants et
le cadre des interventions en s’interrogeant : “l'espace francophone est-il
une opportunité pour les entreprises? La Francophonie telle qu'elle est perçue
n'a peut être pas une vocation essentielle de se constituer en un environnement
de libre échange. Cependant, un fait est certain : les liens qui unissent
ses membres peuvent se mouvoir d’une sensibilité linguistique et culturelle à
une forme de collaboration économique et sociale ».
Il souligne par ailleurs : « Les
Libanais sont connus pour avoir une capacité de pénétration économique dans de
nombreux pays. On estime qu'ils sont présents dans plus de 80 pays dans le
monde et pour eux que ce soit en langue française, espagnole, anglaise,
italienne, arabe bien entendu, ou autre.., ils n'ont pas de problèmes réels à
se trouver des espaces économiques ou des lieux d'échange et de pénétration
commerciale. Cependant, il y a un cadre qui pourrait être plus stimulant, plus
intéressant et qui pourrait leur offrir quelques avantages comparatifs, c’est
l’espace francophone. Mais cet espace est-il un mythe ou une réalité sur le
plan économique et commercial? Permettra-t-il à des investissements de se
développer, à une coopération économique de s'étendre ? Quels sont les défis,
les obstacles et les facilités ? L’avis des trois éminents ambassadeurs et
conseiller pourra nous éclairer sur ces opportunités ».
L’ambassadeur de Côte-d’Ivoire :
« les défis à relever »
En réponse au thème de la rencontre, S.E.
M. Doh-Djanhoundy rappelle en premier lieu que
« l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), portée sur les
fonts baptismaux en 1970 par la France et les Etats de langue française,
comporte au jour d’aujourd’hui 80 Etats répartis sur les cinq
continents ».
« Institution à vocation originelle
plutôt culturelle, l’OIF, face aux enjeux de la mondialisation, se veut
désormais un espace à la fois culturel, économique et politique comme l’est
dans une certaine mesure l’Espace du Commonwealth. »
L’ambassadeur rappelle que le thème du
dernier Sommet francophone qui s’est tenu du 22 au 26 novembre 2016 à
Antananarivo à Madagascar était : « croissance partagée et
développement responsable, les conditions de la stabilité du monde et de
l’espace francophone ».
« Parler des opportunités et des défis »
poursuit-il « c’est chercher à comprendre comment les Etats ou
gouvernements membres de l’OIF pourront résoudre les problèmes qui se posent
dans cet espace ». Il souligne les défis à relever : 1- le
renforcement des capacités en vue d’attirer les investissements, 2- la
consolidation de l’espace économique francophone dans un esprit de partenariat
gagnant-gagnant, 3- l’élargissement des réseaux institutionnels et
professionnels, 4- la mobilisation des opérateurs économiques.
Concernant les opportunités, « les
cibles à atteindre sont d’une part : la création des emplois pour les jeunes et
pour les femmes pour leur autonomisation, l’aide aux agriculteurs pour les pays
en développement, la réduction de la pénibilité du travail avec des moyens
modernes mis à la disposition des paysans. D’autre part, pour les Etats et les
gouvernements, il s’agit de la réalisation des grands travaux et des
infrastructures économiques indispensables (routes, hôpitaux, écoles..), ainsi
que des travaux d’irrigation pour rendre les terres cultivables et réduire
sinon éradiquer la famine fléau intolérable dans ce monde ».
L’ambassadeur évoque de même la situation
en Côte-d’Ivoire : « en terme de défis et d’opportunités, la Côte-d’Ivoire
est l’un des pays africains qui regorge de matières premières agricoles dont le
cacao, elle en est le premier producteur mondial grâce au dynamisme de sa
population et l’encadrement efficace de l’Etat depuis l’indépendance ».
« Au début de chaque campagne de la
récolte de cacao, le gouvernement ivoirien fixe le prix du Kg en tenant compte
du prix fixé sur le plan international. Or en cours de campagne par le même jeu
de la bourse le prix s’effondre comme c’est le cas présentement avec la baisse
de 30% du prix international. D’où une catastrophe économique et sociale. Il
serait sans doute plus rationnel de prévoir un mécanisme qui garantisse le prix
aux producteurs pour la durée d’une campagne ».
Evoquant ensuite « les grands groupes d’opérateurs
économiques qui se créent dans certaines régions et dont la langue de travail
est l’anglais », il conclut : « on ne saurait parler de l’espace
économique francophone en ignorant la nouvelle donne des capitaux sans
frontières. Tel est de notre avis l’un des défis majeurs auxquels doivent faire
face les entreprises de l’espace économique francophone ».
L’ambassadeur de Suisse :
« partager une langue est un atout »
Sur le thème : est-il intéressant de
faire des affaires en français? S.E. M. Barras rappelle en premier lieu que « la Suisse est membre de l'Organisation internationale de la Francophonie depuis
1989, et cela n'a pas été une chose évidente chez nous car comme vous le savez
nous sommes un pays plurilingue, les francophones sont à peu près moins d'un
quart de la population. Et les Suisses alémaniques ne comprennent toujours pas
notre adhésion à la Francophonie ! »
« Au début poursuit-il, la
francophonie était une organisation autour du partage d'une langue, de valeurs
culturelles et démocratiques et peu à peu, d'un Sommet à l'autre, on voit que
l'économie, l'éducation, la croissance deviennent des thèmes de plus en plus
importants ».
« La Suisse est un tout petit pays en
superficie et en population, souligne François Barras, toutefois hautement
important sur le plan économique, avec une série de multinationales présentes
partout dans le monde, un réseau très dense de PME qui exportent à 98% de leur production, en
somme, une économie totalement mondialisée, globalisée dans laquelle la langue
n'a pas beaucoup d'importance ».
« Mais, ajoute-t-il, le fait de
partager une langue est un atout et je donne un exemple concret qui concerne le
Liban et la ville de Genève. Pourquoi les Arabes sont-ils très présents à
Genève plus qu'à Zurich qui pourtant est la capitale financière et économique
de la Suisse ? Je fais remonter ceci aux Libanais qui étaient les premiers
dans les années cinquante et soixante à être les intermédiaires entre les
monarchies arabes et l'Europe. Francophones, les Libanais ont fait profiter
leurs partenaires du Golfe des avantages de la Suisse en passant par Genève.
Donc le partage d'une langue, en l'occurrence le français, est une chose très
importante.
« Pour ma part je considère celui qui
parle le français comme un cousin. Et pour moi les Libanais sont mes cousins du
Moyen-Orient ».
L’ambassadeur évoque deux domaines
concernant le rapport entre le français et l’économie. Tout d’abord
« l’Ecole
polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) en Suisse romande, que les Libanais
connaissent bien et qui est devenue il y a une vingtaine d'années le centre
d'excellence dans le monde francophone pour la recherche en tous domaines. Un
vivier de start-up et de nouvelles entreprises, dont beaucoup sont
francophones, qui attire des jeunes francophones et des capitaux. Et même si le
business se fait en anglais il se fait à Lausanne dans une ville
francophone ».
« L'autre innovation extraordinaire de l'EPFL est l’introduction du MOOC (massive open online course) par son
président et qui a complètement transformé cette école. Suite à un séjour de six mois en Afrique, pendant son année sabbatique, il avait été frappé par le
nombre de jeunes intéressés à faire des études mais qui n'ont pas d'accès à des
universités. Il a lancé un programme en langue française de cours par
correspondance. Aujourd'hui il y a plus d'un million d'étudiants dans tous les
pays d'Afrique francophone qui suivent ces cours, et c’est là un exemple
concret ou la langue française peut être un vecteur économique ».
L’ambassadeur conclut disant : « un
des secrets de la Suisse, c'est l'intégration totale entre éducation et
économie à tel point que notre secrétariat d'Etat à l'éducation fait partie du
ministère de l'économie. Nos systèmes d'éducation, au niveau des grandes écoles
polytechniques, de l'apprentissage, des écoles professionnelles sont tout à
fait en phase avec les besoins de l'économie ».
Jacques De Lajugie : « la langue,
un élément facilitateur »
« Par rapport aux deux précédents
conférenciers j'ai un double handicap : d'une part je ne suis pas
diplomate et, d’autre part, je suis un technocrate puisque je sers depuis
longtemps déjà le ministère de l'Economie et des Finances ».
Il poursuit : « Je voudrais
tout d'abord dire un petit mot au sujet de la langue, et non seulement de la
langue française. Pourquoi la défense de la langue et de la francophonie? Parce
qu'une langue fait partie du patrimoine de l'humanité, qu’elle est respectable
en soi et mérite d'être pratiquée, défendue, préservée ».
« Permettez-moi une digression
personnelle : ma mère est née au Pays Basque où depuis une cinquantaine
d’années l’apprentissage de la langue basque s’est beaucoup développé. Or
souvent on entend dire aux Basques : pourquoi apprenez-vous une langue qui
ne vous servira à rien ? Et bien la raison profonde de la francophonie c'est celle-là : on
est toujours les minoritaires de quelqu’un. Et nous ne voulons pas qu'on nous
dise un jour pourquoi continuez-vous à apprendre et à parler le français? Tout
est question de culture et de mémoire ».
Sur le plan économique, « je pense
dit-il que la langue est un élément facilitateur. On le constate au Liban et
dans d'autres pays comme sur le continent africain».
Evoquant le Liban, le conférencier
poursuit : « Nous avons une relation très spécifique entre le Liban
et la France. Or le Liban est de 50 milliards de dollars en
termes de PIB soit 5% du PIB du Proche-Orient. D’où la question : faut-il
vraiment pousser les entreprises françaises à venir au Liban plutôt qu'en
Arabie Saoudite ou en Iran alors que nous sommes en situation de déficit
extérieur ?
Ceux qui tiennent ce langage oublient deux
choses : 1- qu'il n’y a pas de marché ni de contrat négligeable quand on
est en situation de déficit d’autant plus que le poids relatif du Liban dans le
commerce extérieur français est infiniment supérieur au poids relatif du Liban
dans le PIB du MO. Pourquoi ? Parce que le Liban est à la fois un vecteur
et une plate-forme, que ce soit vers les pays du Golfe ou vers une partie du
continent africain. Ce qui explique la densité des échanges commerciaux
économiques et financiers entre la France et le Liban ».
« Par ailleurs, quand on observe le
stock d’investissement de la France au Liban et celui du Liban en France et qu’on
les compare à dix ans d'intervalle 2005-2015, on voit une multiplication par
deux ; aucun exemple de ce genre n’existe dans le monde. De même,
l'investissement des Libanais en France est de presque trois milliards d'euros
à la fin de 2015, soit la moitié de l'investissement direct des pays du MO, y
compris les pays du Golfe. Quant au niveau des exportations françaises au Liban
par rapport à ce qu'il est au Moyen-Orient, et à la part des marchés dans tous
les cas de figure, le Liban est pour la France de loin plus important que bien
de pays de la région qui sont beaucoup plus puissants.
M. De Lajugie conclut : « Les
deux points que je voulais souligner sont d'ordre culturel et économique. En
tout état de cause, la réunion d'aujourd'hui tombe au bon moment et je pense
qu’on parlera longtemps encore des thèmes que nous abordons aujourd’hui ».
Nelly Helou
Journaliste
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